mardi 26 décembre 2017

La Cour Nationale du Droit D'asile / Une violence inouïe contre les étrangers


Prochain cercle de silence de Strasbourg
samedi 30 novembre 2017, 18h-19h place Kléber.
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Nous publions ce mois-ci le témoignage d'Olivier Brisson, avocat plaidant devant la Cour Nationale du Droit d'Asile (CNDA). Il avait été invité à le donner à l'Assemblée Générale de CASAS de juin 2017 : découvrez un lieu-clé de notre système d'asile et son (dys)fonctionnement.

Nous ajoutons cependant des informations ponctuelles. En effet, nous achevions notre dernier message par : « demain sera pire ». Nous ne croyions pas si bien dire, et dans un délai si bref : le déchaînement de violence contre les étrangers s'aggrave. Nous en donnons quelques aspects, loin d'être exhaustifs (nous ne parlons pas de la circulaire Collomb de novembre dernier…). Le texte d'O. Brisson est plus bas.

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La violence contre les étrangers se déchaîne. Par l'action de l'administration ou de la Justice, déjà :

Le journal le Monde décrit les différents aspects d'« une politique migratoire d’une dureté sans précédent » (lien pour abonnés, début de l'article en accès libre). Ici un entretien avec l'historien Patrick Weil, montrant un parallèle entre l'action de Macron et de Trump envers les étrangers, et là un communiqué du Défenseur des Droits, et là enfin la réaction d'un député de la majorité réagissant contre l'action du gouvernement. Il rappelle notamment qu' « en termes de volumes, il y a des niveaux migratoires qui sont absorbables et même souhaitables pour la société française », loin des fantasmes créés par les images sans cesse retransmises. Plus globalement, vous trouverez ici les réponses de la journaliste spécialisée du Monde, Maryline Baumard, aux questions d'internautes sur le « plan d'action » sur les immigrants.

Le Gouvernement prévoit par circulaire d'effectuer des contrôles dans l'hébergement d'urgence pour y identifier les personnes sans titre de séjour. À cette annonce, les associations gestionnaires de cet hébergement ont quitté le ministère de l'Intérieur lors de la réunion convoquée à ce sujet. L'accueil est inconditionnel, sans quoi il n'est pas : cette mesure risque « d'entraîner un important non-recours à l'hébergement d'urgence par les personnes en situation administrative précaire et la constitution de bidonvilles et de squats », dénoncent trois anciens ministres dans une lettre au Président. Cette atteinte est inouïe, et va contre la loi qui prévoit un accueil sans condition. « Conditionner ce droit fondamental à la situation administrative […] relève d'un tri inadmissible qui attente aux droits fondamentaux de la personne humaine ». Concrètement, en hiver, cela veut dire des morts. Voir ici le résumé du problème par la Cimade, qui avec 25 associations a saisi le Défenseur des Droits. Une pétition au président a aussi été ouverte.

Les chiffres 2017 sont connus. Le nombre d'enfants enfermés en rétention explose : 40 en 2013, 250 en 2017. C'est un traitement « inhumain et dégradant » et donc illégal, comme l'a jugé en 2012, puis cinq fois en 2016 la Cour Européenne des Droits de l'Homme, saisie contre la France. Après la condamnation de 2012, l'administration avait nettement diminué ces enfermements (graphique), sans pourtant les arrêter. En 2016-17 elle n'en tient aucun compte et s'achemine vers le record atteint par B. Hortefeux en 2010.

Le 21/12 un adolescent est mort à Calais, fauché par une voiture sur l'autoroute. Il avait environ quinze ans. Voilà où mène la traque policière. Voir ici un mini-témoignage sur l'hommage que lui ont rendu ses compagnons de malheur, par une bénévole active à Calais. « Je te souhaite d'être protégé de la douleur » lui écrit un autre enfant. Dans les Alpes à la frontière italienne, de même la fermeture de la frontière et la chasse aux étrangers a failli tuer. Elle risque de le faire pour de bon si rien ne change.

La liste des personnes poursuivies et condamnées pour être venues en aide à des étrangers en détresse s'allonge.

Comme le montre un récent exemple à Strasbourg, c'est souvent sur la solidarité locale que repose l'accueil des réfugiés, faute d'action de l'État.

Une photo récente montre l'« accueil » par la France d'enfants arrivés sur son sol. Livrés à eux-mêmes, ils ont trouvé un peu de chaleur : dans des tambours de machine à laver. Vous pouvez lire ici une brève comparaison avec l'Allemagne.

Avec les autres États de l'Union Européenne, la France exerce un chantage financier sur les États africains pour leur sous-traiter son action de fermeture des frontières. Nous exportons notre xénophobie.

Et, à bas bruit, « la Méditerranée détient le triste record du plus grand cimetière de migrants au monde. Trois décès de migrants sur quatre ont lieu ici. » (citation et chiffres ici, 2300 morts officiellement recensés au 1er semestre 2017). C'est notre responsabilité directe.

Par la loi ensuite, l'État prévoit aussi deux mesures graves et absurdes dans sa prochaine loi réformant pour la nième fois le droit des étrangers :

Il veut allonger de 45 à 90 jours la durée maximale de la rétention administrative. Cependant la quasi totalité des « éloignements » ont lieu dans les 12 premiers jours. Il ne s'agit donc pas d'augmenter l'« efficacité des reconduites ». Les cercles de silence le répètent, la rétention est une grande violence (voir par exemple les nombreuses tentatives de suicide au CRA de Marseille, et hélas la récente mort d'un retenu). Or « Les centres de rétention deviennent des centres de détention et sont indignes de notre République », dénonce Sonia Krimi, députée LREM, lors d'une question à G. Collomb.

Il veut permettre le placement en rétention des demandeurs d'asile placés en « procédure Dublin » :  la procédure européenne permettant leur renvoi dans le premier pays de l'UE où leur passage a été enregistré. Il s'agit d'un changement de nature très grave de la rétention. Celle-ci est prévue uniquement (la loi insiste) pour empêcher la fuite d'une personne visée par une Obligation de Quitter le Territoire, strictement pendant le temps nécessaire pour organiser cette expulsion. Or une procédure « Dublin » est très longue et hasardeuse. En 2016 par exemple, environ 26000 telles procédures ont été ouvertes, pour environ 14000 accords et 1300 expulsions effectives. Quelle folie nous pousse à enfermer pour enfermer ? Les étrangers ne sont pas des ennemis.

Nous ajoutons que, en réduisant les étrangers à l'errance, au dénuement par refus de tout statut, à un voyage long et dangereux par refus de visas, l'État entretient l'image que nous sommes submergés par une vague de misère. Ce n'est pas le cas. Cette misère, en grande partie nous la créons.



Plaider devant la Cour Nationale du Droit d'Asile

Olivier Brisson, avocat , juin 2017.

[Note du rédacteur (toutes en italique dans le texte). Quand un étranger sollicite en France le statut de réfugié, prévu par la Convention de Genève de 1951, il s'adresse à l'administration chargée d'y apporter une réponse, l'OFPRA : Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides. En cas de refus, un recours en justice est possible, comme pour toute décision d'une administration. Il n'est cependant pas traité par les Tribunaux Administratifs, mais par une juridiction spécialisée unique pour toute la France, la Cour Nationale du Droit d'Asile (CNDA), siégeant à Montreuil à côté de Paris.
La description qui suit décrit le travail de son auteur, Olivier Brisson, et son point de vue sur la Cour, donnés à l'Assemblée Générale de CASAS où il était invité en juin 2017. Elle n'est pas un verbatim mais une retranscription la plus fidèle possible la prise de parole, validée ensuite par O. Brisson.
Note : le célèbre avocat blogueur Maître Eolas, qui plaide aussi devant cette Cour, a décrit sa propre expérience : voir « Asile : un exploit par dossier ».]

Je suis devenu avocat il y a dix ans, après trente-cinq ans d'une autre vie professionnelle (école de Commerce, direction d'entreprise). J'avais par ailleurs toujours été militant associatif (Comité contre l'Esclavage Moderne).

Devenant avocat, je pensais faire du droit pénal et du droit du travail. J'ai fait du droit du travail. Puis un jour, j'ai effectué une permanence dans un « bus du Droit » : 80 % des personnes nous sollicitant étaient des étrangers, dans la panade administrative. Je me suis alors inscrit sur une liste d'avocats acceptant de travailler dans ce contentieux pour l'aide juridictionnelle (=prise en charge —modique— par l'État des frais de défense en justice pour les personnes en-dessous d'un certain seuil de revenu).

Pour préparer des recours devant la CNDA je me suis alors mis à voyager en France, avec une collaboratrice. Quand je reçois une personne voulant déposer un recours, je lui explique déjà le fonctionnement de la Cour, et quels sont les détails importants à lui dire : si vous avez fait de la prison, combien de temps et où ; comment sont les lieux, comment y fait-on pipi etc. Les juges ont besoin de savoir, pour être sûrs que vous y étiez.

Dans certains dossiers, les requérants racontent n'importe quoi, mais j'estime à environ 70 % la proportion de dossiers très solides. [Cette proportion est donnée parmi des dossiers ayant déjà essuyé un refus de l'OFPRA. Ce dernier oppose environ 75 % de refus, dont ensuite environ 90 % font l'objet d'un recours à la CNDA. La proportion initiale de dossiers jugés solides par les défenseurs est donc beaucoup supérieure, d'une façon recoupant l'estimation que j'ai recueillie auprès d'autres personnes travaillant auprès de demandeurs d'asile.] Cependant, la Cour ne juge favorablement que 15 % des recours ; cela aboutit à un taux de protection global (OFPRA puis CNDA) d'environ un tiers.

La chose la pire devant la CNDA est l'aléa du juge. La cour est divisée en dix-neuf formations de jugement, comprenant chacune trois juges [Le président est un magistrat nommé par le Conseil d'État, la Cour des Comptes ou le Garde des Sceaux, chacun dans l'ordre de juridiction dont il est responsable ; un assesseur est nommé par le Haut Comité des Nations Unies pour les Réfugiés et l'autre par le Conseil d'État. La composition de chaque formation peut varier, les juges étant nommés à la Cour, pas dans une formation particulière]. Chaque jour, dix-sept ou dix-huit formations siègent. Si on tombe sur certains présidents, on n'a pas la moindre chance, quel que soit le dossier. On le voit dans le hall de la Cour, où sont affichées les décisions. Président Untel : 14 dossiers, 14 refus, et ainsi systématiquement. Plus largement, devant beaucoup de formations, les avocats sont considérés comme des ennemis. La grande diversité d'attitude des juges est vraiment un problème. L'influence du président est importante.

Voici un exemple. Une Albanaise d'environ quarante ans introduit un recours. Elle est battue par son mari depuis vingt ans, a deux enfants de dix-huit et douze ans. Après douze ans de mariage elle a demandé le divorce. Cependant à Tirana, vivre seule est difficile. De plus, finalement après six mois, son mari la récupère de force ; elle vit alors encore quatre ans avec lui, cohabitant avec sa maîtresse, après quoi elle recourt à un passeur et fuit en France. La procédure est « prioritaire » (dossier classé a priori comme probablement peu fondé et jugé rapidement, à juge unique). Les questions du juge : « Pourquoi êtes-vous venue en France, et pas en Italie où vous avez un frère ? À Tirana, vous aviez un magasin. Qu'en avez-vous fait ? (Je l'ai vendu pour payer le voyage) Aux enfants : Vous auriez pu lui casser la gueule, à votre père ! Huit jours après, la décision arrive, négative, motif : « Réponses inconsistantes, la requérante n'a pas répondu aux questions ». Dix jours après, la préfecture émet une OQTF (Obligation de Quitter le Territoire Français), prévoyant un « éloignement » en Albanie. J'interromps mes vacances pour un recours en urgence contre elle et pour trouver une solution d'accueil quelque part pour la requérante. Cette dernière est restée en France, vivant cachée. Neuf mois après je croise le juge, qui me demande comment se sont passées mes vacances. Je lui raconte. Il n'avait aucun souvenir du dossier puis me dit : « Oh mais c'était à juge unique c'est donc que c'était un mauvais dossier. » [Ou comment la justice ne fait délibérément pas son travail. Ce n'est pas très grave, les enjeux sont légers.] J'ai écrit à la présidente de la CNDA pour lui signaler cette phrase. Ce président est toujours en place.
Voici un autre plus petit exemple du climat de suspicion : les requérants sont par défaut soupçonnés d'être des tricheurs ; tout ce qui semble valider ce soupçon est retenu contre eux. Question : « Vous dites que dans votre pays vous êtes sortie de la prostitution. À quelle date ? ». Ma cliente ne pouvait pas répondre à cette question formulée de façon absurde. La Cour l'a considérée comme une menteuse. Une personne de l'assistance a donné un autre exemple. Question : « — À quelle date êtes-vous arrivé en France ? — Le 31 septembre. — Cette date n'existe pas vous êtes un menteur. » Les juges n'ont plus rien voulu croire du requérant.

Malgré ces difficultés, je continue de plaider devant la Cour. Un succès, ça me fait vivre.

Déroulement des audiences. Chaque formation de la Cour juge quatorze dossiers par jour. Vous êtes convoqués à partir de 9h, par groupe de trois toutes les heures et demie. La formation à laquelle vous êtes affecté dépend du hasard et vous est connue sur place, sur le moment. À l'OFPRA, il existe une répartition par zone géographique des officiers traitant les dossiers, chacun se spécialisant dans une zone, pour bien la connaître. De même, les avocats sérieux se spécialisent par pays. Ce n'est pas le cas à la Cour. Parfois, il y a de gros retard. Ils peuvent aboutir à en renvoi à date ultérieure, ce qui signifie, pour les requérants, un voyage à Paris et une journée finalement mobilisée pour rien, et beaucoup de temps perdu pour l'avocat également. Les juges connaissent les dossiers trois-quatre jours avant l'audience. Certains présidents les lisent, pas tous (exemple, en audience : « Où est le Daghestan ? », puis cherche sur son ordinateur —les juges sont chacun devant un ordinateur). Aux trois juges s'ajoute un rapporteur, qui n'est pas magistrat mais salarié de la cour ; il prépare, en amont, un rapport sur le dossier, qu'il communique aux juges mais pas à l'avocat et qu'il lit en début d'audience. Il est présent au délibéré, la réunion des juges après l'audience pour prendre les décisions, mais n'y vote pas. Ensuite le président et les assesseurs posent des questions au requérant, traduits par l'interprète. Tout cela dure en général vingt à quarante minutes. À la fin l'avocat plaide. Officiellement l'avocat n'a pas le droit d'intervenir hors de sa plaidoirie, par exemple pendant l'interrogatoire du requérant, pourtant ce serait utile. Peu fréquemment, le président le tolère.
J'évalue la part des divers facteurs dans le jugement finalement obtenu comme 50 % l'identité du président, 25 % la qualité des réponses du requérant et 25 % la plaidoirie et le travail effectué en amont.

Un autre gros problème est la qualité extrêmement variable des interprètes. Certains sont bons, d'autres incompétents. Ils sont recrutés essentiellement sur un critère de prix et de disponibilité. Un jour, j'étais présent avec une collaboratrice parlant la langue de plusieurs requérants de ce jour-là. Elle m'a signalé que l'interprète racontait n'importe quoi. Nous l'avons signalé à la présidente qui a bien voulu ce jour-là entendre ensuite ma collaboratrice lui préciser ce qui avait été effectivement dit.

Les assesseurs nommés par le Conseil d'État sont souvent d'anciens préfets, diplomates ou avocats. Certains d'entre eux se comportent comme s'ils croyaient tout savoir et sont méprisants. Ceux nommés par le HCR sont souvent des étudiants ou des enseignants de faculté. Une minorité d'entre eux se montre agressive envers les requérants, cherchant par tout moyen à montrer qu'ils mentent.

Il m'est aussi arrivé de rencontrer des politiques, par exemple des candidats aux législatives. Leur discours était systématiquement : il faut accélérer les procédures pour éviter la fixation des gens en France pendant leur long déroulement. C'est tout. Les politiques ignorent ce qu'est la demande d'asile en France, qui sont les demandeurs, comment elle fonctionne.

Je vois aussi, à divers endroits de France, des associations s'occupant de demandeurs d'asile. La qualité de leur travail est d'excellente à très médiocre, ainsi que celle des CADA (Centres d'Accueil pour Demandeurs d'Asile, les lieux où la loi prévoit que ces demandeurs soient hébergés par l'État, avec suivi social de base, cette même loi leur interdisant de travailler).

Y a-t-il des quotas ? Demande quelqu'un. Officiellement non, la Cour juge chaque dossier pour lui-même. Mais certains président rejettent tout, d'autres ont un taux d'acceptation très faible. Par ailleurs certains présidents qui octroyaient beaucoup de statuts de réfugié n'ont pas été renouvelés.
À combien s'élève l'aide juridictionnelle devant la CNDA ? À 480€ par dossier. Il m'est possible de faire tourner mon cabinet ainsi, mais j'ai démarré alors que j'étais déjà installé dans la vie, et que je n'avais plus de grosse dépense à faire pour mes enfants. Je n'aurais pu faire démarrer, jeune, un cabinet ainsi.

Sources des données chiffrées et techniques :
Page « l'OFPRA en chiffres » du site de l'OFPRA, consultée le 23.09.2017 et contenant les chiffres de 2015.

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